Zyeux-Bleus by Jerome Charyn

Auteur:Jerome Charyn [Charyn, Jerome]
La langue: fra
Format: epub
ISBN: 9782070422951
Éditeur: Gallimard
Publié: 0101-01-01T00:00:00+00:00

X

Il ne put dormir dans le cagibi de Schiller. Pas à cause des odeurs d’asperges. Il lui était déjà arrivé de ronfler comme un sonneur sans être dérangé par des odeurs de pâtisserie ou de friture. Arnold lui avait un jour appris à exorciser un ennemi en crachant sur un mur jusqu’à ce que les poumons vous brûlent et qu’on devienne violet, et Coen aurait pu essayer de se livrer à cet exercice mais, aujourd’hui, il n’éprouvait pas de sentiments sanguinaires. Ce n’était pas à la famille Guzmann qu’il pensait mais à l’oncle Sheb. Et à une question qui le travaillait depuis treize ans.

Comment se faisait-il que Shebby soit resté en vie ? Manfred connaissait la logique simpliste de son père. Albert avait été un frère attentionné. En dépit de sa folie, du harcèlement auquel les Guzmann avaient pu le soumettre, de la quantité d’œufs qu’il risquait de perdre, il n’aurait pas quitté ce bas monde sans entraîner Sheb avec lui. Les Coen étaient à cheval sur les principes. Avant de se mettre la tête dans le four, Albert et Jessica avaient endossé des habits encore raides d’amidon. Comment Sheb était-il vêtu lorsqu’il était grimpé sur l’échelle d’incendie pour annoncer à la cantonade qu’ils étaient morts ? Une voisine l’avait trouvé avec la vieille blouse de travail d’Albert aux manches maculées de taches sanguinolentes et qui sentait l’œuf. Jamais Jessica n’aurait admis une telle tenue chez elle. C’était à elle qu’incombait le soin de bichonner Sheb, de débarrasser son placard des cache-col et des caleçons crasseux qui s’y entassaient afin qu’il puisse faire les yeux doux aux veuves et aux épouses esseulées. Albert et Jessica ne jetaient pas Sheb à la tête des clientes, c’était à lui seul que revenait le mérite de ses succès. Mais ils tenaient à dissimuler la bizarrerie de son comportement et rappeler dans Boston Road qu’il pouvait être beau gosse, même s’il se cassait en deux et bavotait en faisant des bulles. Et imaginer l’oncle privé des œufs de son frère ! D’échapper au four, ça n’avait cependant pas eu de conséquences fâcheuses pour Sheb. Le front de Manfred s’était creusé de rides, ses joues s’étaient tavelées, ses doigts lui faisaient mal quand le temps était à la pluie, ses cheveux blonds perdaient rapidement leur éclat mais Sheb n’avait pas vieilli d’un poil depuis treize ans.

Que faire ? Aller à la maison de retraite pour l’interroger ? Il ne le pouvait pas. Essayer les méthodes d’Isaac sur lui ? Le cuisiner ? Le brutaliser ? Le faire pleurer ? S’agissant de questions d’argent, qu’est-ce que l’oncle pourrait dire ? Jamais Albert ne lui avait confié une somme supérieure à un dollar. Et Shebby ne se serait jamais entremis entre son frère et Papa Guzmann. Un certain esprit chevaleresque régnait dans Boston Road. Papa, qui avait élevé Jerónimo à lui tout seul, savait ce que c’était qu’avoir un faible d’esprit sur les bras, et il ne se serait pas servi de Sheb pour faire peur à Albert afin de le chasser de sa boutique.

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